Jeanne continue d’affirmer qu’elle n’a aucun problème de mémoire. Ses enfants s’inquiètent car elle oublie régulièrement de payer ses factures, égare ses affaires et répète plusieurs fois la même question en l’espace de quelques minutes. Pourtant, lorsqu’on lui fait remarquer ces oublis, elle répond avec agacement : « Tout va bien, vous exagérez ! » Elle semble sincèrement convaincue que ses capacités sont intactes et ne comprend pas pourquoi son entourage s’inquiète autant.
Cette situation, fréquente chez les patients atteints de maladies comme Alzheimer, illustre un phénomène complexe appelé anosognosie.
Pourquoi certaines personnes ne perçoivent-elles pas leurs difficultés ?
L’anosognosie désigne une altération de la conscience des troubles chez une personne atteinte de troubles cognitifs. La personne n’a pas conscience de ses difficultés. Contrairement au déni, qui est une réaction psychologique défensive, l’anosognosie est un trouble neurologique lié à des lésions cérébrales.

Ce phénomène a été décrit par le neurologue français Joseph Babinski en 1914 et il est aujourd’hui reconnu comme un symptôme majeur dans de nombreuses pathologies neurologiques, dont la maladie d’Alzheimer, les accidents vasculaires cérébraux (AVC) et les traumatismes crâniens.
Manifestations de l’anosognosie
Le refus d’admettre les troubles est l’un des premiers signes observés.
Une personne atteinte peut nier qu’elle oublie des choses malgré des preuves évidentes : si elle égare fréquemment ses clés ou oublie des rendez-vous pourra affirmer avec conviction qu’elle ne fait jamais d’erreurs et accuser son entourage de déplacer ses affaires. Cette négation peut être particulièrement difficile à gérer pour les proches, qui constatent les oublis à répétition et se sentent impuissants face au manque de reconnaissance du trouble.

Une autre manifestation fréquente est la minimisation des difficultés. Certaines personnes acceptent partiellement l’idée qu’elles rencontrent des problèmes mais en sous-estiment l’impact sur leur quotidien : elle pourra admettre qu’elle a parfois du mal à se souvenir des noms de ses proches mais insistera sur le fait que cela est normal à son âge et qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Elle peut également prétendre qu’elle peut encore cuisiner seule alors qu’elle oublie régulièrement des ingrédients ou laisse le feu allumé, mettant ainsi sa sécurité en danger.
L’anosognosie est un symptôme particulièrement déroutant car la personne agit comme si elle était en pleine possession de ses capacités, ce qui complique considérablement son accompagnement. Pour l’entourage, il est essentiel de comprendre que ce comportement n’est pas une opposition volontaire mais bien le résultat de lésions cérébrales qui empêchent la prise de conscience des troubles.
Anosognosie ou déni ? Une distinction essentielle
Il est crucial de différencier l’anosognosie du déni. Ce dernier est un mécanisme de défense psychologique permettant à une personne de protéger son équilibre émotionnel face à une réalité difficile à accepter. Il intervient souvent en réponse à une maladie grave ou à un changement majeur de l’état de santé.

En revanche, dans l’anosognosie, le cerveau ne peut tout simplement pas intégrer l’existence du trouble car les lésions cérébrales altèrent la capacité d’auto-évaluation. Il ne s’agit donc pas d’un refus volontaire ou d’un processus émotionnel mais d’une véritable incapacité neurologique à prendre conscience des déficits.
Contrairement au déni, l’anosognosie ne suit pas une évolution progressive vers l’acceptation et persiste indépendamment des preuves ou des explications fournies par l’entourage.
Comment accompagner ?
Face à l'anosognosie, l'attitude de l'entourage et des professionnels est essentielle.
Éviter la confrontation : Insister sur les déficits peut générer de l’agressivité ou de l’anxiété. Au lieu de dire « Tu oublies tout ! », il est préférable de dire : « Je vais t’aider à t’en souvenir ». Un autre exemple est celui d’une personne qui met son pull à l’envers sans s’en rendre compte. Plutôt que de lui dire directement qu’elle a fait une erreur, il est préférable de lui suggérer gentiment : « Tiens, si tu le retournais, il serait plus confortable ».
Utiliser des stratégies indirectes : Proposer une aide sous prétexte de partager une activité plutôt que d’imposer un soutien. Au lieu de dire « Je vais t’aider à t’habiller », dire « Viens, on choisit ensemble ta tenue du jour ». De même, pour éviter un refus lors d’une douche, on peut proposer une sortie après : « Préparons-nous avant d’aller nous promener, tu seras bien plus à l’aise ». Cela permet de donner une motivation externe sans imposer directement l’action.
Favoriser la sécurité : Adapter l’environnement pour limiter les risques. Si la prise de médicaments devient un sujet de conflit entre l’aidant et la personne anosognosique, une solution efficace est de faire appel à une infirmière libérale pour préparer un pilulier et assurer l’administration des traitements. Cela permet d’éviter les tensions liées aux rappels constants des proches et renforce l’adhésion du patient, qui perçoit le geste comme une prescription médicale plutôt qu’une imposition familiale.
Ce cadre formel évite aux aidants de devoir négocier ou insister quotidiennement, ce qui peut être source de stress et d’épuisement. De plus, la régularité des visites d’un professionnel de santé peut rassurer la personne et créer un climat de confiance propice à une meilleure observance du traitement.

Utiliser la diversion : détourner l’attention vers un sujet agréable peut faciliter son acceptation. Si la personne refuse de s’asseoir pour manger, parler de son plat préféré tout en lui servant l’assiette peut détourner son attention de son refus initial.
Encourager l’autonomie : Valoriser ce que la personne peut faire pour maintenir son bien-être et son estime de soi. Par exemple, même si elle ne peut plus cuisiner un plat complet, lui permettre de mélanger les ingrédients ou d’éplucher des légumes. De même, si elle peine à s’habiller seule, lui proposer de choisir parmi deux tenues simplifie la tâche tout en lui laissant du contrôle. Pour les tâches ménagères, elle peut encore plier le linge ou arroser les plantes, ce qui lui permet de se sentir utile sans frustration.

Peut-on réduire l’anosognosie ?
L’anosognosie étant liée à des lésions cérébrales, il est difficile de la réduire directement. Cependant, certaines approches peuvent aider à limiter son impact et améliorer la prise en charge du malade.
La stimulation cognitive peut jouer un rôle important, en favorisant l’entretien des capacités résiduelles : jeux de sociétés, sorties culturelles, Carnets de Léon et Augustine, etc.

Adapter l’environnement peut également être une solution efficace pour compenser l’anosognosie. L’utilisation de supports visuels, comme des étiquettes sur les placards ou des rappels écrits sur un tableau blanc permet d’apporter une aide discrète et efficace. L’installation d’une tablette de rappels peut faciliter la prise de médicaments sans intervention directe de l’aidant.

Les groupes de parole permettent d’échanger sur les difficultés rencontrées et de trouver ensemble des stratégies adaptées. Un suivi neuropsychologique peut accompagner la personne dans la prise de conscience progressive de ses troubles, même si cela reste difficile.
Bien que l’anosognosie ne puisse être totalement supprimée, ces stratégies permettent d’en limiter les effets et d’améliorer la qualité de vie de la personne et de son entourage.
L'entourage et leurs bien-être
Accompagner un proche présentant une anosognosie peut être un défi quotidien. L’entourage doit sans cesse jongler entre la nécessité de protéger son proche et le respect de son autonomie perçue. Cette situation peut être source d’épuisement et de frustration. Il est donc essentiel pour l’aidant d’exprimer ses difficultés.
Parler avec un proche de confiance, un professionnel de santé ou participer à un groupe de soutien permet de verbaliser ses émotions et de partager des solutions adaptées. Certains trouvent également bénéfique d’écrire un journal des événements marquants, permettant d’extérioriser le ressenti et de mieux comprendre les moments les plus difficiles.
Déléguer certaines tâches peut être une solution salvatrice. Solliciter une aide à domicile pour certaines tâches du quotidien ou faire appel à une infirmière libérale pour gérer la prise de médicaments permet d’alléger la charge mentale. L’intervention d’un professionnel extérieur peut être plus facilement acceptée par la personne malade car elle s’inscrit dans un cadre médical prescrit par un médecin.
Et enfin, prendre du temps pour soi : s’accorder des moments de détente, pratiquer un loisir ou simplement s’autoriser à souffler. Prendre soin de soi ne signifie pas abandonner son proche mais au contraire préserver son propre équilibre pour mieux l’accompagner sur le long terme. Ressentir de la fatigue, de la frustration, voire de la colère est normal. Il ne faut pas culpabiliser de ces émotions mais plutôt les reconnaître et trouver des solutions pour ne pas se laisser envahir.
Conclusion
Comprendre l’anosognosie, adopter une attitude bienveillante et mettre en place des stratégies adaptées sont les clés pour faciliter la vie de la personne atteinte et de son entourage. En tant qu’aidant, il est primordial de ne pas rester seul face à cette situation et de solliciter du soutien pour mieux appréhender cette situation.
L’anosognosie ne touche pas seulement la personne atteinte, elle impacte profondément son entourage. En s’entourant, en partageant son vécu et en mettant en place des stratégies adaptées, l’aidant peut améliorer son quotidien tout en accompagnant au mieux son proche.
Très bon article. Juste une coquille relevée dans la partie "favoriser la sécurité" : il est écrit infirmière libérale au féminin. Un homme aussi peut être infirmier en 2025 ;-)
👍